
Gênes. J’aime Gênes. 3 heures. Les murs sont marqués de mots noirs au gré des lampadaires. J’ai rejoint les hauteurs, poussé par un air presque tiède, oui, comme un petit vent d’été quand il vient de pleuvoir, quand les arbres se gorgent, et que leurs troncs comme des mâts en plein large sentent leurs feuilles se changer en voilures qui se réveillent enfin. Deux heures avant mon train pour Chiavari.
Je suis un petit chemin à peine éclairé. Ça sent la figue. L’été s’en va enfin peut-être. J’aurais peur d’être là, comme j’ai peur un peu de mon pas sur le dallage en briques que j’ai connu sous le soleil et qui marque le milieu du chemin, peur de mon corps qui résonne, de mon manteau qui crisse en suivant le mouvement de mes épaules, si je ne savais pas précisément ce que je fais ici. Peur qu’on m’attrape par derrière dans un creux de lumière, avec le frou-frou du vent complice. Je suis, à lire une affiche jaune, dans le quartier de PALESTRA. Je jette un regard salin en arrière. Un morceau de ville s’ouvre, à peine. Le vent se tait par longs moments, sauf dans quelques cimes trop hautes. En fait, il fait quand même froid.
Voici la fin du petit chemin. J’atterris sur le Corso FIRENZE, et les cimes de pins sont aussi noires que le jour est loin. Les murs gris ont l’air si vieux parfois qu’on dirait des écorces poussées dans un sens horizontal. Le merle éclabousse la nuit de son cri qui chante comme un cours d’eau. Il ne voit pas encore le jour ; il n’y a pas encore de jour. Et il chante, comme au spectacle, parfaitement à sa place, et je l’entendais déjà en banlieue, petit, quand le jour se levait et que je voulais déjà sortir. Demi-tour. Surveille l’heure. J’écoute les choses sonner dans la nuit seule. C’est un volet qu’on essaye d’ouvrir, une voix dans les immeubles de l’autre côté de la rue qui ne s’est pas encore couchée, une devanture forcée par des mains qui n’en sont pas. L’air règne au milieu de la fausse lumière. La ville est à moi, vous qui dormez ; le froid est à moi. Le son des conduits d’aération ; le pavé que je froisse avec ma semelle un peu sale, couleur de chat gris. Je sais où je suis. Je reconnais, maintenant, ces endroits où j’avais marché, où j’avais chaud, ou j’étais monté ; j’ai reconnu de loin, rien qu’au bruit, le début du tunnel de la GALLERIA GIUSEPPE GARIBALDI ; je me suis rappelé que si je montais plus haut, par ici, j’apercevrais, à mesure, la végétation adossée aux murs, le grand escalier qui ouvre les quartiers résidentiels.

Chiavari. Café dans la gare. La ville vide. Entre l’horloge lente et salée des vagues et le boogie-woogie des roues sur les rails, j’attends le temps, les yeux sur la lune gonfle, sur les nuages encore lourds et sur le premier jour qui lève. Le littoral recouvert de souches d’arbres déchiquetées, d’ordures qu’on oublie, la plage de sable couleur de boue alluviale ; la mer qui joue encore à se cacher, avec ce bruit cardiaque et régulier, et l’écume visible à cause de l’éclairage du parking ; les mains moins froides, les merles qui cliquètent leur dentelle d’arrière-bouche. Ça me soutient, comme d’aller de café en café, le temps que le jour procède en lumière. Le port. Les bateaux le ventre rouille qui prend l’air froid et les grues qui semblent soulever les nuages. La mer plate derrière sa digue. Au loin, les collines qui montent ou qui descendent, comme la courbe fatale ou délicieuse, rouge ou verte, des courtiers assis derrière leurs écrans et surveillant le monde qui vend ou qui rachète. Ici, à mes pieds, comme si je pouvais dire : ma place est ici, à écrire dans l’aube qui s’écaille et la mer qui dessine elle aussi sa fissure sans écume comme une peinture vivante, comme un menton de balcon marqué du temps, les pieds bien campés, le sourire figé par le froid qui fait tout oublier, à mes pieds donc, le dallage blanc pour faire la différence avec les motifs octogonaux des trottoirs, norme italienne à ce que j’en sais avec leur soixante-neuf carrés à l’intérieur, comptés de mon pied presque aussi froid et mort que mes doigts aux mots aussi rapides que le ressac. Café encore. Météo. Les travailleurs du matin qui se servent eux-mêmes en viennoiseries. Dehors. La première cloche. Je retourne en ville. Les os du bassin calés sur le bord du comptoir, une tasse entre mes doigts, les ongles un peu longs que les deux garçons ne doivent sans doute pas voir, le croissant à la crème de pistache posé sur la serviette à écouter les gens aussi doux que la crème qui me fond entre les dents, sur la langue lourde de ce grain moulu et bouilli qui a fait la gloire de ce pays, et ce don qu’ils ont tous à vous construire des trucs fabuleux, à chanter quand ils parlent ; le petit jeune vient d’être embauché à ce que j’entends (et il ne saura pas m’indiquer les toilettes), une dame reconnue à peine franchie la porte au seul son de sa voix, et la jeune fille qui racle sa tasse comme la merle sable roux de tout à l’heure ; tout cela forme une petite société de gens qui s’aiment. Baskets noires et chemises crème.

PIAZZA GIACOMO MATTEOTTI. Prenant un peu de hauteur, je longe et je côtoie pour un temps des écoles ou en tout cas des bâtiments qui leur ressemblent, comme des alluvions de savoir, du limon de sagesse, une superposition savante de journée passées derrière des vitres opaques pour la plupart, et pourtant sans elles je ne serais pas ici, à regarder le golfe du Tigullio s’étirer sous le soleil jusqu’à Portofino à l’Ouest, avec à l’Est une fumée sur un toit que gonfle l’air qui dévore le tout premier soleil (il est EXACTEMENT 9 HEURES) (L’HEURE DE LA JOIE OÙ L’ESPRIT BAT DE PLEIN GRÉ LES VAGUES DE SA PENSÉE DANS LE GOLFE DE L’ÂME). Le soleil de face blanchit la mer comme une eau de crabes en casserole. J’avance. Maintenant, au gré des villas, je regarde l’herbe resplendir sous les oliviers maigres, un tout petit vignoble rougi par le mois de novembre, les ombres des maisons à force de redescendre, le chien aboyer, la colline ligure, les petits murs et les oiseaux et leurs gazouillis damassés.
Je finis par rejoindre l’embouchure de la rivière Entella. Je sens bien le soleil sur ma nuque maintenant qui rougit comme la vigne ; mais je sens surtout à regarder l’eau paresseuse le bonheur de deux canards qui passent comme de petits bateaux mouches avec des puces gratis en covoiturage. Et comme j’ai passé le pont de fer, que j’ai suivi la promenade en travaux – nous étions deux à marcher par accident côte-à-côte – avec au loin, par-delà la digue artificielle, la mer qui donne des coups de tambour trempé pour le bonheur de quelques surfeurs et une brassée d’alevins invisible torchés à l’oxygène sûrement, les gens se changent, enfilent ou retirent leur combi près de leur véhicule, tandis que la mer sonne comme le début du Grand Jugement et le soleil pourrait se lire facilement dans l’écume si nous avions des yeux assez bons et une cervelle rapide comme les rayons qui font fleurir les rosiers de novembre, alors que mon cœur toujours joyeux ne sera jamais plus embrouillé par la température, ou la saison, et que je vois à m’asseoir le ventre virtuellement sur la ville la colline gonflée et douce, avec des traces bleues quand les nuages dansent sur sa poitrine par endroits, et que tout luit, que tout est doux, entre le sel de l’eau et la douceur de l’eau de pluie qui vient retarder l’amertume, la fille s’apprête à fumer, saupoudrant son papier gris de tabac et s’en retourne vers son ami, commentant les gestes d’un surfeur la clope collée sur la lèvre et me jetant de petits coups d’œil comme de petites vaguelettes perdues par erreur, et que le train refait un tour de jazz sur le fer rouillé (et même d’ici ça se voit, et même les yeux plissés par la longueur de ma journée ça s’aperçoit). Et la cloche, encore. Une heure encore. Il est pile midi.