Tendresse d’hiver

Après tout il me reste encore le réel.

Place Saint Jean de Malte. Le vent fait silence. Le ciel a la main blanche et chaude. Il fait doux. Février, bientôt. Le maître embrasse de loin son chien pour l’appeler, et c’est un vrai concours de griffes grises sur le pavé et sur les dalles, quand ce ne sont pas les talons maladroits des femmes qui portent des dossiers, ou la semelle encailloutée de ces messieurs qui foncent sans rien voir en pleine discussion vers la rue qui longe l’église. Y a la petite fontaine toute seule avec la croix de l’Ordre. L’église où je rentre, chauffée comme une bouffée d’air au printemps. Le silence horizontal qui plane comme une brume, à peine transpercé par le claquement des secondes d’une horloge invisible, et la couleur chaude des murs comme la mousse d’un café, avec le blanc pas tout à fait porcelaine de la Calissane des colonnes. Le grincement de la porte, le couinement des pas, et toujours les mots en cadence des aiguilles ; la cire des cierges, le grand livre ouvert, le vitrail, et partout le silence un peu tiède. Il pourrait toujours être le temps du thé et des petits gâteaux à la cannelle que j’aime tant ; je pourrais entendre le bruit des mâchoires sur la poudre ; le goût, tout de suite, qui monte en haut du nez, presque derrière les yeux ; le thé dans sa théière ; le jeu des tasses aigues-marines, le plateau gris qui resplendit sous la lumière de la lampe de la cuisine. La petite table où l’on se tient serré, la buée sur la vitre et la lumière qui s’est terminée dehors, les rires et les histoires. Ou le chocolat rose et fort. La crèche est toujours là, dans l’angle quand on rentre. Je ressors.

Je gambade. Il fait tiède. C’est le clos le plus prisé de la ville. Tout autour je suis frappé par les fenêtres plus hautes que des grands hommes des maisons particulières de la rue CARDINALE. Ici, des avocats, des architectes, des antiquaires. La rue GOYRAND avec les murs comme des remparts de l’Hôtel Bonnet de la Baume. Deux filles rentrent, sûres d’elles. Elles finissent par ouvrir la porte au fond de la grande cour. Avec la clef. La rue du 4 septembre,  avec l’hôtel d’Olivary, très simple, très humble de façade. C’est si beau et si calme que je suis surpris de voir tous ces jeunes l’oreillette aux oreilles, poussés vers l’avant, ou carrément le casque, la casquette juste en dessous et plus blanche que le ciel, vivre leur vie intérieure alors que tant de choses se disent encore et se racontent toujours derrière ces vieux balcons. « Après y a Bordeaux, Bordeaux… » Peut-être était-ce le petit dialogue catalogue habituel des villes de France où il fait bon vivre, comme on l’a tous au moins une fois dans l’année. J’ai continué jusqu’au Cours. C’est un entassement de cafés et de banques avec leurs enseignes d’or. Les jeunes sont là, dès 16 heures (on peut pas faire mieux : il est 15 heures 58), à battre le pavé de leurs voix claires ; lui, poussant sa trottinette, son voisin s’engouffrant des chips, et la copine tout à gauche, dans le sens de la descente. La carotte du tabac clignote d’autant sous le ciel blanc, comme une tache rouge sur du coton pas propre. Le vent descend aussi, d’ailleurs. Le gris répond doucement aux ocres de sa voix un peu terne, jusqu’à se retrouver, par hasard, comme un sillon de larmes sur les écorces des arbres. Je ne trouve pas d’eau chaude dans la fontaine, alors je file faire des courses chez Monoprix où il fait bien plus chaud qu’à l’église. Le bip des caisses me rappelle les aiguilles, et les caissiers sont des horlogers de quartz rose. Le vigile en noir, avec son talkie-walkie noir sur le bas de son dos noir ; le rayon à vêtements et tous ces cintres ; les rouges à lèvres au fond, et les clientes comme des abeilles dans l’air toujours chaud de la ruche.

Dehors, deux pinschers allemands sur un tapis bleu nuit. Le maître revient avec une bouteille d’eau ; les chiens boivent ensemble, comme deux frères d’armes heureux. Lui s’est allumé une cigarette couleur de Calissane ; il est debout, le cheveu court, l’habit vert comme le vert du platane, adossé conte le lampadaire qui ne s’allume pas encore ; les chiens s’excitent un instant de voir courir des collégiens américains qui crient comme on crie quand on parle une autre langue que celle du pays. Un gars s’entretient avec le gars, lui demande où il dort, tousse, le gilet ouvert sur le tee-shirt blanc ciel. Ils se connaissent. Ils fument tous les deux comme des nuages poussés par une bourrasque. D’ici, j’entends la caisse du rayon à vêtements ; la porte grince à peine quand elle s’ouvre au passant.

La place de la Rotonde, qui ouvre sur le Cours.

En longeant Méjanes un drame a failli se produire. Le fautif sort de sa voiture, s’avance vers la voiture de derrière. La fenêtre doit s’ouvrir, que je ne peux pas voir. Il est debout, se penche ; rien ne s’entend ; ils se sont dit quelque chose. Tout va très vite. Il recule, les mains devant lui, les paumes plus claires que les doigts ouvertes largement, tendues vers l’autre. « Désolé, désolé ! J’ai cru… » Il recule toujours, lentement, l’œil contrit, jusqu’à son véhicule. La circulation reprend. J’ai gagné ma journée.

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