Perspectives

On comprend vite à quoi ils servent. Parfois les gens sont si nombreux à vouloir qu’ils s’amassent autour. À tour de rôle. Bien sages. Enfants comme adultes. De profil, de sourire, avec l’index tendu et derrière, les grands panneaux de la célèbre verrière en forme de pyramide. Une fois le piédestal atteint, une fois montés dessus, ils tendent l’oreille vers la famille, vers le copain qui commente et qui guide. Le doigt, plus haut, plus bas, le bras avec le poignet cassé vers le dallage sale. Le sourire s’installe après une petite pensée interne dont on a l’habitude. C’est bon pour la bouche. Les yeux grincent sous le ciel blanc. On s’en occupe pas : l’objectif est trop loin des plis et des rides, et de toute façon peut-on contrôler la grimace du regard ? Ne reste plus qu’à tendre un peu le corps comme une corde qui viendra alourdir la toile, la main dans la poche toute petite, les fesses vers l’Est, et le reste qui bombe à l’Ouest. Le petit frère nous rejoint et la place pour les pieds diminue. On se prend les mains, fraternel ; les bras se figent en arc de triomphe au-dessus des frimousses. Les parents sont heureux. Ça valait le voyage dans les airs, le capitaine qui parlait trop fort dans les petits haut-parleurs comme des dards de guêpe au-dessus de nos têtes, la piqûre régulière des annonces commerciales, la promotion d’articles qu’on s’est mis à détester en feuilletant le magazine pour s’occuper en regardant avec envie celui qui dort la bouche ouverte sur le côté et que rien n’a pu arracher au sommeil.

Il fait chaud. Des enfants qui n’ont pas conscience du temps crient et courent dans l’eau claire de la grande pièce d’eau propre. Ils sont trempés sous l’œil amusé et envieux de tous ceux qui n’osent pas. Ils passent leurs mains sur la surface de l’eau en tournant sur eux-mêmes, jusqu’à que le plaisir de faire jaillir l’eau sous leurs doigts ne soit plus suffisant pour cacher au crâne la douleur du tournis. Les parents s’ennuient et regardent déjà l’ensemble des photos du voyage, quand ils ne sont pas à bavasser avec la grande sœur, ou même à déjà vérifier leurs horaires de départ et le lieu du rendez-vous pour le bus sur un papier A4 terriblement blanc avec le soleil qui leur vient par derrière, qu’ils plient, qu’ils déplient, qu’ils ressortent du sac devant eux, le dos tourné dans une position qui finit par faire mal au bassin ou ailleurs. La fatigue. Je vois un père expliquer sous son chapeau crème à son fils comment tordre son tee-shirt pendant que la mère s’occupe de tordre le short gris. Le petit est là, les jambes au soleil, à ne pas savoir quoi faire, les yeux sur le pavé ou sur ses cuisses nues, un peu gêné jusqu’à qu’il se décide aussi pour le tee-shirt.

Le vent pousse les robes et les bouteilles de Coca rouges et vides. C’est l’heure du temps qui passe. Il n’y a que Louis XIV sur son socle bien propre qui n’ait pas mal au dos, le torse parfaitement croqué par le Bernin, le cheveu propre et tout en boucle, le petit nez presque adolescent, le crâne couvert de crottes de pigeons en tout genre que rien ne pourrait déloger d’une place aussi noble, l’œil noir l’air diamant, le corps tout petit et tout gris comme une couronne de lauriers qui change à chaque envol, tandis que la pensée du roi fume à force d’acide qui s’accumule depuis des années, voire des siècles. Il doit être en train de préparer une petite guerre bien à lui, loin du monde d’aujourd’hui, le regard tourné vers une des grandes entrées du Louvre, un parchemin à la main comme le César des Tuileries. Il revient de quelque part avec une loi, une règle, un désir qui fera naître une habitude ou une pensée jalouse, une petite haine ou le bonheur d’un peuple, et il rentre, sûr de lui, collé à sa bête et ne formant plus avec elle qu’un grand mouvement heureux.

Il se recoiffe et finit même par jeter sa casquette à ses copains, avant de tendre lui aussi le bras en riant, parce qu’il suffit d’avoir le pouce ou l’index trop serré ou trop loin l’un de l’autre pour que l’illusion se brise et dévoile la bêtise, et qu’il le sait, et que tout le groupe le sait, et qu’on ne verra plus sur la photo qu’un petit ado maigre avec des dents blanches pas tout à fait alignées, plus haut que tout le monde, l’œil pincé par la lumière, avec derrière le verre presque gris de la pyramide dont il n’aura pas réussi à saisir le bout. Personne ne fait attention aux vendeurs à la sauvette qui tournent autour avec des oiseaux de papier aux couleurs de la France qu’ils lâchent parfois en l’air comme un quatorze juillet perpétuel ou tardif, et qui ne heurtent souvent que le pavé. Personne ne fait vraiment attention aux façades, tout autour, et qui mériteraient qu’on se fasse mal à la nuque à force de les scruter, d’y admirer la parfaite harmonie, et leurs arcades qui, je crois, s’inspirent de l’architecture de l’insula à portique romaine et des grands maîtres de la Renaissance italienne. Personne. À force de photos les siècles s’effacent et ne sont plus que des tâches de matière sombres ou claires sur le fond flou d’un écran de 6.5 pouces, et je me demande tous les combien on vient laver à grande eau savonneuse les losanges, ou ramasser ce que les bambins ont laissé tomber dans l’eau nacrée, pour que demain les photos soient plus belles encore.

C’est fou comme tout le monde est calme.

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