
RUE de TORCY. Paris, Paris 18ème. 31 décembre. Il fait si doux qu’on en oublierait l’hiver, ces dernières semaines françaises, les mots forts, les signes fluo changés en symboles ; la météo est sage comme une image invisible, si sage que je suis tranquillement assis sur une chaise standard en faux rotin, dehors, le manteau légèrement ouvert, à voir ce que la rue me réserve ; c’est un manège, après la route en pavés, le papa immobile penché vers son portable et son gamin qui tourne comme autrefois, avec rien d’autre dans les yeux que ce mouvement qui plisse le paysage gris et blanchâtre des alentours avec ces magasins de gros, le restau thaï, les volets de sang sec, le groupe qui joue sur la place avec son église et le grand mur de briques, le trompe l’œil qui rappelle les découvertes faites en Égypte, les gars qui crient adossés au mur, le pavé gris ou presque pourpre, et cette couleur typique des bus, comme un rappel visuel réussi – à les voir je sais que je suis à Paris.
Trois mecs discutent devant moi, calés sur les poteaux bruns qui font la frontière entre la route et le trottoir, casque sur le cou à parler argent. Le visage se tend quand la bouche s’ouvre, et le sourire qui se dessine juste après la commissure des lèvres change à mesure que la phrase traverse l’air et gagne les oreilles. Les miennes sont trop loin, je n’entends pas tout que quelques chiffres à moins que le sujet ait changé déjà, que d’autres phrases vivantes me barrent le paysage comme des lionnes en chasse. Je suis aujourd’hui une antilope qui ne craint pas ses prédatrices ; j’aime voir le coussinet des mots et les griffes des accents ; je rumine chaque voix et j’admire le propre de chacune. Celle-là, avec son tablier blanc argenté et ses petites cagettes ; là, le bruit du plastique si serré contre la coriandre qu’il en épouse un peu la forme et qu’il prend un petit teint vert de fond de flotte qui croupit dans la douve. Le manège clignote mais ne tourne plus. Les filles en jupe grise qui cherchent leur chemin, tournant et retournant leur téléphone. Les gorges qu’on racle en passant, caché à se qu’on croit derrière le mouvement de ses pas et le bruit du pavé, les pieds qu’on ne prend pas la peine de lever, l’ennui, le bidon gris, les mains croisées juste au-dessus des fesses, le bus 60 avec sa pub pour aller perdre quelques minutes devant la toile, et cette idée que je n’arrive pas à décoller de ma tête : consommer ou produire. Créer ou subir.
Ça sent le bois, et je n’arrive pas à savoir d’où. Derrière moi, un primeur avec ses beaux paniers roux et les veines de l’osier, l’orange presque fluo des oranges rebondies, le raphia fin qui sert dans ma mémoire de lit de mort aux tourteaux et aux beaux homards bleus, le chien qui aboie dans le bar derrière moi (et je sais où il est, je sais de quelle espèce, je devine déjà que le patron lui fera les gros yeux ou le forcera à se recoucher, coincé entre le comptoir brun et le mur, la truffe humide à cause de l’eau qui suinte des machines distributrices de bière et de bulles, la vapeur des cafés Richard, les gars à pianoter devant la machine à paris pour le PMU), les nez bien fait des passantes, la poubelle bombée de détritus, le gars au téléphone : « Ouais. Tu m’entends ? C’était pour savoir… Pour avoir le numéro… » (il note sur un petit bout de papier, la hanche posée sur le métal brun, le cou tordu pour garder le téléphone près de l’oreille, l’œil fixé au loin sans bouger pendant cet instant, luttant du regard contre le mouvement de la RUE de L’OLIVIER que je ne peux pas voir, chuchotant presque avec cette voix des gens qui savent se faire entendre même à voix basse), en même temps qu’il regarde et qu’il parle avec un gars planté juste en face de lui, la main à demi protégée dans la poche délavée de son pantalon qui fait des plis juste en dessous du genou, agitant un peu les pieds pour fuir le statique frigorifiant qu’on prend quand on est concentré comme lui, mais d’autres types arrivent, s’accolent, se saluent, disparaissent aussi vite que je les aperçois, aussi vite qu’une omelette me rappelle à mon propre corps et me redonne faim.
Je me suis levé, glissant un peu mes pieds froids sur le haut des pavés bien rangés. Je pourrais m’adosser contre le mur en briques du Marché la Chapelle mais je n’ai pas envie, tandis qu’une femme un peu folle me hurle dessus et que je la regarde sans rien voir comme un courant d’air, trop fixé sur mes lignes qui défilent sous mes doigts tranquilles, alors qu’elle est déjà deux mètres 50 plus loin et qu’elle récupère sa fausse haine sociale dans la riposte salée d’une autre femme qui n’a manifestement pas réussi à faire la part des choses ou trop tard, qu’elle rentre dans le marché par une porte latérale (et je finis par la suivre) pour voir la vitre propre du poissonnier avec ses crevettes un peu blanches un peu roses comme vos joues, les odeurs lourdes, le chien l’œil fixé sur le faux sanglier sympathique de la CHARCUTERIE TRAITEUR, tandis que le chaland et le vendeur de fromage se connaissent comme par chez moi dans le Sud, qu’ils se marrent en s’envoyant des petites histoires ou des blagues, qu’il ne fait pas plus chaud ici que dehors. Des fruits (et même des framboises ou des myrtilles qui résistent à l’hiver), des saucisses, des olives qui luisent sous la lumière des spots, des rideaux d’email fin pour fermer à la fin de la journée, de gros boudins, des prix affichés sur du carton découpé en forme d’étoile grossière pour frapper l’œil et faire croire à l’esprit de l’acheteur – couleur – la même, vraiment, – couleur d’orange de tout à l’heure que c’est pas cher. J’ai froid. Je tourne en rond parmi les gens. Je sais si bien faire, jusqu’à ce que je relève la tête vers le réel de la vraie vie, vers les bruits des sacs en pratique qui se remplissent – « Bah c’est vous qui voyez, hein… » L’onomatopée a été chuchotée. « Viens, on va fumer une cigarette, mon ami… » Et ceux-là quittent leur chaise et les tables d’argent. Le nez qui coule à force de concentration externe (le mien). La radio ; la musique comme une dentelle légère de devanture qui se soulève dans l’air léger. JE VIS BIO (couleur brocoli) JE VIS MIEUX (en orange, juste en dessous). Affiche de primeur. Le petit nez tout doux de la poissonnière qui brille, éclairé par les cristaux de glace ou le gris blanchâtre du néon ; sa voisine, toute à servir un couple avec un bonnet blanc pour la femme leur dit qu’elle est sage-femme en Belgique. Je l’entends, de cette main qui réfléchit toute seule, racler les coquilles des escargots vert fluo aux interstices entre la chair et la coquille couleur chair d’animal et les glisser dans le frou-frou du sac, puis rire avec ses collègues (toutes des femmes, toute en tenue blanche avec un tablier pour l’hygiène et je fais enfin le lien avec celle que j’avais vu sortir tout à l’heure au début avec ses petites cagettes claires). Quand l’odeur végétale se mélange au fromage. Y a même un bancomat éteint avec l’écran tout noir, un chariot de métal chargé de tomates, et cet air presque translucide que prennent les légumes d’hiver mal mûris. La radio et le clic d’une béquille grise et bleue. De beaux saucissons le ventre ouvert avec ce gras qui fait des taches blanches et rondes comme des gains de beauté, assis sur la vitre propre à côté d’une boîte d’œufs. Je sais pas pourquoi, il faut toujours qu’on vous vende une boîte d’œufs. Le gars glisse la main droite dans sa poche intérieure de manteau. Beau cuir qui luit encore où les mains passent souvent et frottent, au niveau du col. Il achète et retourne à sa marche. Je tremble des jambes, le bout des pieds transi, le gars coincé dans la porte pour finir sa conversation avant d’allumer pour de bon sa clope complètement dehors cette fois. Une femme déjeune, l’assiette fumante, assise et rejointe bientôt par son conjoint sans doute juste en face du traiteur. Des sapins au milieu des allées de dallage gris, sûrement pour ralentir la possible course des enfants ou pas, la jeune fille frisée et jolie l’œil blond et bleu, le gars qui parle tout seul, le cliché à carreaux blancs et rouge-vin du tissus pliés dans ces petits paniers qui donnent envie avec toute cette charcuterie qui déborde. J’ai trop froid. Je ressors sur le pavé couleur chat de la vraie rue. « … alors ? On va faire un bon réveillon ce soir ?… » J’attrape quelques mots. Le gars avec son casque sur le cou est toujours là, à parler avec une nouvelle recrue, levant les bras quand les mots sont plus forts.