Croquis du Calife

Je suis face au 139 du Boulevard Bompard. J’adore ce boulevard. Il a quelque chose d’immuable, de doux, de serein. J’adore ses maisons, ses ocres, sa tranquillité et sa richesse qui n’a rien d’insolent. Je ne jalouse rien qui soit autour de moi ; je me promène avec une liberté qui fait de tout ce qui m’entoure quelque chose qui m’appartient de fait. Le promeneur possède le paysage, où qu’il soit, quel qu’il soit, fût-il riche ou dénudé, le temps de sa promenade. 

Voyez. Mon mal de crâne s’estompe. Que j’aimerais pouvoir vous dire combien tout est beau ici. Mon cœur aime. Je sais bien que les gens ont un peu peur du visiteur. Qu’on m’observe sans doute à travers les fenêtres et les grilles de métal. J’ai vu un visage, après qu’une porte s’ouvre et se referme en moins d’une seconde, me regarder et disparaître. Et alors ? Puisque non seulement les maisons m’appartiennent le temps de mon regard et de mes mots, mais avec elles leurs habitants. Toute chose devient un jeu d’enfant, sans vice, sans envie. Je regarde et c’est tout. J’ai faim d’une vraie faim tandis que mon cœur aime. Le vent me porte quelques cris d’une école pas loin. Quelques voitures passent, et disparaissent ou se garent. Le bus entame son trajet vers la Canebière. Cette maison-ci a une sacré terrasse vu la taille de sa balustrade de brique. Un homme vient de sortir de chez lui, laissant un instant ses deux caniches la laisse figée sur un poteau le temps de faire une manœuvre avec sa voiture, qu’il vient garer de l’autre côté du trottoir. Étrange manœuvre, à mon sens, mais son cœur doit avoir ses raisons que j’ignore. Il est parti le temps d’écrire. Une porte claque. Le soleil a tourné et me fait signe de quitter les marches où je me suis assis. 

Plus loin, dans le dédale des rues anciennes aux murs bouffis  par l’âge et la marque du temps, avec leurs pansements de ciment temporaires et leurs pierres apparentes, je comprendrai que ce quartier de Marseille est un royaume gouverné par la tranquillité. Et j’aime la richesse, j’aime la caresse du jour sur mon pantalon un peu trop bouffant, j’aime l’ombre des poteaux et des câbles électriques. J’aime le silence et le ressac de la mer que j’entends d’ici peut-être, à moins que je le confonde avec le va-et-vient du vent tout doux. Et j’aime, au milieu de tous ces bruits paisibles, le cri des oiseaux qui coupe la torpeur générale. J’aime me croire en été en plein mois de janvier. Je sais que je pourrais me tenir en pull sans frémir. Le vent un peu plus fort parfois me ferait un peu froid, mais le confort général de la température me gagnerait à sa cause. 

La météo indique 18 degrés, et un vent soufflant à 30 km/heure. Or je n’ai pas toute cette vitesse ici, et la vie se profile doucement. Je suis quiet comme un calife.

Appuyé sur un mur, je vois un morceau de mer plate et les collines de la Pointe Rouge, au-delà de la phosphorescence de l’eau qui se baigne dans les rayons qui ne semblent jamais vouloir finir. La mer me paraît plus haute que l’endroit où je suis. On m’a dit petit que c’était normal, que ça arrivait parfois, et je l’accepte, puisque suivant ma logique, la mer elle aussi est à moi. Je retrouve le pas d’une porte sur lequel je m’étais déjà assis il y a quelques années. Je m’étais endormi là, confiant de tout, du vent et des hommes, des voitures qui venaient me réveiller parfois en passant, de l’étroitesse de cette rue qui tombe vers la mer, de cette voiture qui démarre maintenant, poussant son moteur pour finalement descendre en marche arrière. 

Quelque part on construit et on racle, travaillant à refaire et réparer, pour que le temps qui passe soit toujours un bonheur. Invisible, j’entends une pelleteuse qui déplace des pierres, raclant la gorge de la terre beige (je suis sûr qu’elle est beige avec un peu d’orange). Je vois, à l’état des vagues en contrebas, que les murs de la rue me protègent assez bien du vent et je dois bronzer sans doute en ce moment même. J’entends une scie qui découpe une pierre ou une pièce métallique. J’entends les gens vivre, un homme qui se racle la gorge, le bruit d’une poêle. J’entends une feuille agenouillée qui s’ennuie sur le sol, avec ce bruit à la fois doux comme une chair sur laquelle on viendrait s’appuyer et cassant comme l’argent qui teinte. J’entends qu’on s’alimente en ciment. Ça fait ce son, caractéristique et un peu sablonneux. J’entends la pelle qui va jusqu’au fond le temps qu’elle se remplisse. Je connais tout ça par cœur, je n’ai pas besoin de mes yeux, j’ai mon enfance pour moi qui se souvient des travaux perpétuels, là où j’habitais. Que c’est beau de se rappeler, de faire des liens entre ses souvenirs et le présent, comme si rien n’avait changé, comme si tout était à jamais éternel. 

Te voilà, mémoire, toi qui fais vivre la culpabilité ou le bonheur. Une fenêtre se ferme soudain et l’oiseau invisible se racle le bec. Une masse frappe quelque part. Je me souviens sans honte. Je suis heureux et j’aime. 

Te voilà, Marseille dont je me souviendrai pour t’avoir écoutée. Comment pourrais-je me lasser de toi un jour ? Et toi, mer, si un jour dans un rêve je te retrouve morte et trop salée, j’aurais la mémoire pour m’agenouiller devant toi et pleurer sur tes croûtes salines et tes camelles comme si tu étais devenue, par le détour d’une catastrophe possible, un marais salant gigantesque. Je laisserai, malgré la sagesse du poète[1], ma pitié s’égarer pour toi. Je remplirai ta gorge à moitié sèche de cette eau amoureuse. 

Mais maintenant quelqu’un taille la pierre par petits coups. Ça doit être une dalle, le gars doit refaire sa terrasse. 

Ça sent l’écharpe chaude, juste au-dessous de mon nez ; l’air a une saveur de printemps bleu. Un chien m’a repéré du museau juste derrière son portail blanc et ça gueule de partout maintenant. Tout le voisinage canin s’y est mis, ils font la chaîne, tant et si bien qu’ils obtiennent mon départ. Je suis dans la pente, inconfortablement debout et tendu. Je descends à contrecœur et mes pieds sont plus lourds. Vous verriez les maisons. Tout est sage à nouveau. Vous verriez la mer, cachant son bleu sous un blanc éblouissant, albinos et pourtant si résistante aux rayons du soleil. Vous entendriez le bruit séché du vent dans les palmes abîmées des palmiers au-dessus de ma tête. Et le mur avec ses fausses meurtrières pour évacuer l’eau rare. 

Je descends et la mer est un animal qui grossit à mesure que je marche vers elle. Le dessin de ses reflets se complique, se divise, devient riche de couleurs neuves et que je ne soupçonnais pas. Mon œil se trompe, voit du vert, voit la chair d’un être à part entière. Mon œil, tandis que mon pied dans la pente toujours très raide et que je descends tout doucement marque tout mon corps d’une secousse un peu désagréable, mon œil voit double ou triple, et les contours des choses se multiplient en cadence.

Ma faim s’est doublée elle aussi. J’ai un creux de vague au fond du ventre. Du lierre se croit fontaine et coule paisiblement sur un mur de chaux blanche. Ça le rend d’autant plus sombre qu’il détonne sur le clair ; d’autant plus épais aussi, dans le mirage éternel des formes et des couleurs. Je sais qu’arrivé tout en bas mon cœur aura changé, et que mes préoccupations seront toutes à ma faim. Alors je traîne, dominant encore un peu la mer et mon corps qui demande. 

Il y a un pack de bière vide au sol que le vent pousse quand il veut. Une barrière de métal, quelques tags noirs, un vent plus fort, des nuages blancs. La sensation d’être seul me revient et mes douces sensations de tout à l’heure s’effacent. Le ventre m’appelle. Ça y est. La mer (que je surplombe de 15 mètres environ maintenant) est verte vraiment. Je quitte enfin la Traverse Pey pour la Corniche. 

Et j’ai envie d’une maison moi aussi et d’être beau et riche.


[1] « Car j’ai vu trop souvent la pitié s’égarer… »

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