Tout Marseille des yeux

Tout en haut. Tout Marseille des yeux. En famille, en touriste, en copine, en tout ce qu’on voudra pourvu qu’on ait prévu d’avoir froid, pour voir le stade, pour voir le pan de ce rocher que j’aime qui ouvre Vauban comme une grotte à ciel ouvert. « Ehh y a le stade Vélodrome, y a le stade Vélodrome, papa y a le stade Vélodrome… » On se souvient des matchs, on s’est rappelé avec papa et le grand frère, on s’imagine blotti dans les gradins, petit, tout petit vu d’ici, jusqu’à ce que maman tire tout le monde de l’autre côté au nom de la vue imprenable. Ici le vent dépasse le maître. C’est lui qui brûle. C’est lui qui fatigue. C’est lui qui use. La petite y croit dur comme l’air : « Regarde on voit la lune ! » Elle braque la longue vue vers le satellite du mauvais côté.

On se chamaille. On pleure. Le vent disperse. Accoudés contre la rambarde blanche, on raille le pote. « Quoi t’étais jamais venu un mois que t’es là ? » Dents. Langues. Rires. Fumée. L’ombre des nuages butine la grande fleur de lumière ouverte sur les toits et les tuiles orangées. Cloche. L’énorme bourdon impressionne tout le monde. Il est quinze heures. Les gens lèvent la tête vers les colonnes rosées sans voir l’immense machinerie qui sonne sur la ville. On s’embrasse. Le soleil courbe ses lèvres sur les toits ondulés, vient percuter les façades immaculées des immeubles. « Pourquoi ils jettent des pièces, les gens ? » J’attrape ça. Même la petite se questionne. Photos. « Tu rêves et tu fais un vœu, tu lances ton doudou ! » Disputes. Mamie en fauteuil. Sortie du dimanche. « J’avais jamais fait attention que les gens jettent des pièces ici. » Je crois que la phrase pourrait se décliner à l’infini. Le vide doit faire office de fontaine. Trevi vertigineuse. Les centimes jouent aux étoiles sur le revêtement gris du toit juste en dessous. Quelques voiles dans la baie qui promènent. On voit bien ceux qui viennent tout juste de se farcir les escaliers. Tee-shirts. Bras affreusement nus.

Photographies au flash face au soleil. L’attrape-souris de l’appareil qui claque me fait tourner la tête vers un sourire heureux. Il fait beau. On est groupés, les enfants sont sages à peu près, les filles rient ou fument, serrées sur leur banc, les mains dans les poches du manteau, avec les coudes qui dessinent des angles sévères parce qu’il fait froid au fond de soi, malgré tout ; les jambes se croisent au bout d’un moment et les lèvres se figent. Le vent rajeunit la bourrasque du cheveu. « Là, c’est le Roi d’Espagne. Oui, tu vois, elle habitait cette maison. » D’en-haut on se souvient plus facilement. On reconnaît un toit malgré un autre plus récent. La silhouette de la maison n’a pas changé. Il fait le même soleil qu’autrefois. La mer n’a pas bougé, et les rides ne sont pas là où l’on croit. Le soleil se fraye un chemin sur l’eau, large d’une trentaine de mètres universelle. Sous moi, c’est le Bois Sacré. Les arbres sont gorgés de vent, de sève et de lumière et l’herbe gonfle, aussi chargée que la vague et plus blanche que l’écume. Quelques agaves comme des poulpes touffus. Les troncs. Le parking, en bas, laisse tellement peu de place à ceux qui voudraient se garer qu’on entend les voix malgré le vent qui couche l’oreille, et qu’on rit des manœuvres et des piétons qui jouent leur existence entre les voitures comme des ouvrières gavant des alvéoles.

Les plumes des mouettes font silence. En bas, c’est l’Avenue des roches. Je reconnais bien la maison peinte en pistache. Je descends. Je suis le petit chemin gris qui dévale, taché d’iris pas tout à fait sortis de l’hiver. La végétation s’épaissit dans le contre-jour et l’ombre glisse une langue un peu plus longue et pâteuse entre les brins d’herbe et les branches brunes et rouges des arbres, à mesure que l’après-midi se fait plus tiède. Il est presque cinq heures.

Je quitte le joli bois. En bas, le bruit, les odeurs lourdes (et je cherche pourquoi ça sent le café, alors que la boulangerie j’avais faim est en vacances scolaires, que le bar Place du Terrail est en vacances scolaires) et les aspérités plus précises des peintures, les traits plus vrais, le marron qui se mélange au vert, les deux filles qui passent, le rappel qu’on ne sort pas ses déchets avant 19 heures sur la poubelle déjà à moitié pleine avec le noir plastique qui brille mais déjà un peu terne et sale, les coureurs, celui-ci qui me demande en s’arrêtant soudain devant moi de la sueur dans le regard comment rejoindre Notre Dame, je lui dis, refaisant mentalement mon trajet à l’envers, le jardin d’enfants ( « Vous prendrez à gauche juste au jardin d’enfants »), d’ailleurs j’ai cru avoir vu des ruches, j’ai senti du miel ensoleillé dans le silence des aiguilles et du vent qui déjà avait presque disparu, et puis le gars m’a dit merci et je crois qu’il se trompe, qu’il confond les deux sentiers, celui qui vient côté ville avec ce terrible escalier que j’ai pris en venant avec cet immense terrain de foot comme une grande feuille toute verte, l’IMPASSE Martin BRIGUAUDY que je refuse, mais la mer, la mer, tout au fond qui ne dira rien en me voyant un peu trembler dans le froid, les jambes lourdes avec ce sang qui se refuse à remonter, le corps, le cri des oiseaux, les pots mauves, le gars qui allume son tuyau d’arrosage pour ses rosiers et autres volontés végétales. Mais maintenant tout ce que je vois c’est du par cœur (sauf ce joli saule émeraude), la pierre qui déborde des murs, grise comme eux, le terminus du 73 et le pin au milieu, et la petite maison si tendre avec son escalier de fer ou d’inox qui tourne, le jeune qui fait l’idiot le genou posé contre sa selle et qui cabre sa monture de métal, cette maison-ci, cette maison-là, la RUE CHANOT évidemment, les oiseaux qui ne bougent pas à ce qu’on croit, le coup de téléphone du pote et les palmiers maigres et fatigués qui aboutissent sur la mer qui me regardait déjà sans me voir.

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