Loi rectangulaire

Regarde. C’est l’heure du déjeuner à la bibliothèque. Il n’y a pas de chaises de ce côté, et on fait comme on peut, assis en groupe, dans un effort du corps qu’on n’a plus forcément l’habitude de faire, alors que le bois de l’esplanade est bien plus agréable au pied qu’au reste. En cercle, au soleil si possible, ou alors debout la hanche appuyée contre le métal gris des garde-corps sur lesquels il est clairement dit qu’on ne peut pas s’assoir, le tout petit gobelet de café encore à moitié rempli qui refroidit moins sous la lumière de mai. On a sorti une cigarette, dos contre le pilier de béton. La tête est encore à la thèse, peut-être, à l’article qu’on est en train d’écrire, aux livres qu’on lit, aux découvertes qu’on vient de faire, aux pistes excitantes. L’esprit ne peut pas vraiment s’arrêter. Le temps passe. On est forcément déjà en retard. La cigarette se fume presque toute seule. L’œil va se perdre au milieu du jardin, sans vraiment détailler ni les arbres, ni les verts, les ombres un peu humides, la symétrie des planches qui répond à la torsion des troncs qui s’étirent pour un peu de soleil et que l’omniprésence du rectangle de verre et de métal vient tordre encore un peu plus, les grands pins qu’on aperçoit un peu, les pins de pépinière, ô Provence disparue, les bouleaux aux troncs éteints par l’ombre des copains, les charmes heureux, les chênes timides, les sorbiers des oiseleurs sans oiseaux qu’on a peint par regret sur les vitres, les sureaux trop bas qu’on a du mal à voir, trop fatiguée pour entreprendre le détail des visages et des fringues. Et pourtant.

 « Salut ! » Elles se sont fait un petit signe de la main. « Je ne sais pas trop si vous voulez vous mettre là, ou là… » Finalement elles sont venues s’assoir à côté d’elle. « Mais et toi ? Qu’est-ce qu’il est arrivé à tes pâtes ? … – Oh, je sais pas mais… J’aime bien la bouffe froide. Oh oui, mais… J’aime pas avoir faim, ça fait mal au ventre, alors je mange en permanence, ça me tient éveillée… » – Détail du menu de chacune. Les carottes, les épices qu’on met dessus, les poireaux, les soucis pendant qu’on bataillait avec sa préparation la veille ou le matin, les conséquences du manger sur le corps, les conseils qu’on a toujours envie de donner aux copines, l’emploi du temps de la pilosité, les envies de dormir ou pas, les histoires qui nous arrivent quand même dans cet immense anonymat de verre avec des garçons étranges. Et puis, soudain, le repas fini, on s’assied pour la dernière fois avant la prochaine pause, après avoir déposé des cafés pour tout le monde ; on s’allonge carrément sur le bois, on déboutonne en le disant pour être plus à l’aise, le cheveu étalé sur le bois sale. On se redresse en y pensant pour se rouler une clope. On rit. Le téléphone d’une copine attire l’œil. Alors on se souvient tous ensemble ce que c’était, quand on avait de vraies touches entre les mains, que tout était solide et simple. On regrette. On l’avait hérité de papa ou de maman. On n’en voulait pas, ou alors on rêvait d’en avoir un. La voix se fait tendre, et puis la réalité nous rappelle à autre chose.

Promenade dans le quartier de la Bibliothèque Nationale de France, à Paris.

Je remonte. Il fait presque lourd. J’ai l’impression que le verre des façades fait loupe sur toute l’esplanade. Le métal gris brûle quand on s’adosse. Des amoureux profitent de la douceur du bois pour ralentir leur marche, lui le bras droit contre son cou, elle le sien à l’extrémité de son dos. Ils tournent en souriant, le visage l’un sur l’autre, la bouche amoureuse qu’on a déjà donnée et dont on a oublié les regards jetés parfois devant la glace pour se voir rire ou parler, jugeant au fond de sa salle de bain un peu triste et humide comment ça doit faire, et qu’est-ce que ça déclenche comme dégoût chez l’autre, la forme de nos dents dont on a honte, les poils mal répartis sur un menton trop fin où la barbe ne voudra jamais pousser, le visage, les cils trop épais, le nez, les ailes comme les troncs de tout à l’heure, et maintenant qu’on est avec elle dans cet après-midi bien chaud et parfait, tout est oublié, tout est beau, tout est doux.

Les chorégraphes et les danseurs sont encore rares. Au contraire, on joue aux cartes au son d’une enceinte avec les copains et les copines, la bouteille écrue comme le ciel à moitié vide à côté de soi, les restes d’un pique-nique fini. On rit sans crainte. On grignote ensemble autour d’un petit sachet biodégradable, on se raconte des trucs. On s’esclaffe, pour les filles qui sont les seules à répéter pour le moment, quand le corps désobéit à la mémoire et que la jambe, les pieds qui se lèvent et les mains qui travaillent dans leur coin au-dessus de la tête ne se coordonnent pas assez, où que l’ensemble ne suit pas le petit beat de la musique discrète. Plus loin, quand on sort du grand rectangle délimité par les quatre tours, on peut s’assoir, on va s’assoir encore sur les marches en bois qui regardent la Seine qui glisse entre les arbres aux feuilles retournées par le vent. Et la discussion reprend, à moins qu’elle ne commence. Ou alors, on profite de la beauté des lieux pour faire quelque photos, assise le gilet rouge qui vient rebondir sur le gris tout autour sans se marier tout à fait avec lui, le photographe juste au-dessus de soi, qui nous suit avec un petit sac rempli de matériel, qui tourne, ne sachant quelle vue choisir, à genoux pour être en face, accroupi, tout y passe, pendant qu’on guide, de sa voix un peu pâle, les opérations. Ou alors, on est affalé au téléphone. On sort de l’immense cinéma en riant. On se demande, en regardant l’heure, comment on a pu rester aussi longtemps. Cigarettes, enfin, qu’on tient dans une main le long du manteau ou du pantalon. « Qu’est-ce que tu fais ? Tu vas tout droit ? » Question du métro. Cris de groupes. Nez rivés au téléphone qu’on n’a pas regardé peut-être pendant la séance. « Et moi ? Je suis pas sur la photo ? – Bah quoi ? On a le droit d’être en couple ! » On cherche des amis en tournant, le doigt au cheveu, machinal, le regard qui refait le film qu’on n’a pas forcément aimé, et qui n’osera pas toujours le dire aux autres, surtout si.

Le quartier, vu d’ici, semble partout suivre la loi du verre dictée par la bibliothèque.

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