Castellane. Match et bar font bon ménage. Même si l’on perd. Les assis sont là, le serveur danse, désespéré d’être seul face à la foule. Triste score, un peu comme si les gens ne s’étaient pas tout à fait réveillés d’une sieste collective. On reste assis, à ne trop savoir quoi faire de son corps qui voudrait peut-être plus que l’esprit que ça bouge, que derrière l’écran vert pelouse les choses remontent. Seconde mi-temps. La foule d’ici se tait presque.
J’entends les verres plus que les voix ; j’entends les gens, comme si le dimanche qu’on est en train de vivre était un dimanche après-midi alors que le soir commence à envahir la Place, que comme tous les jours la colonne sculptée était en train de s’effacer derrière le soir – et je ne suis presque plus rien du match, déçu sans trop savoir ce qui se passe vraiment au Moyen-Orient, à regarder les visages et les nez, les gens tout simplement au téléphone, ou à faire défiler leur écran sans fin – alors que l’Argentine vient de rater l’occasion de nous enfoncer un peu plus – les postures qu’appuie la gravité, les manteaux qu’on a gardés sur soi, les mimiques hivernales ; je vais sortir dehors, il le faut, il n’y a rien ici, chacun est figé comme un gâteau dans une vitrine dont personne ne voudrait.
Et je suis sorti. Et puis j’ai entendu des voix derrière les vitres. Des cris. La place où la nuit avait fini par vaincre la lumière comme un orage de voix qui me disait d’instinct qu’il fallait que je fasse demi-tour. Et puis un gars m’a dit qu’on avait rattrapé notre retard.
J’ai retrouvé ma place au bar. Les visages heureux comme des arcs qui s’apprêtent à tirer. Tout avait changé sauf les tout petits enfants qui ne comprennent rien ou presque à l’histoire qui s’écrit. Je parierais quelques degrés supplémentaires dans la salle. Je me prends moi aussi à la fébrilité. Qu’elle est belle. Je recommande une autre bière. Que c’est beau de revenir. Tout devient beau à nouveau. Lloris qui vient tout juste d’arrêter une balle vilaine. Des enfants, alors que les parents n’ont d’yeux que pour l’écran, qui pleurent entre les tables. Les pupilles fascinantes des adultes, le cou qui peine à faire corps avec l’œil. Avec mes mauvais yeux je ne suis presque rien d’ici que ce mouvement d’essuie-glace, bleu roi d’un côté et ciel de l’autre ; je me guide à l’ambiance, aux tensions qui nous habitent tous, aux dents qui sont la partie superbe des sourires ; aux voix, aux chevelures qui se ressemblent, assises sur les têtes tournées vers la vitre de verre verte, aux gestes au bord des verres presque vides. Un match, c’est bien plus qu’une pelouse fluo, c’est les questions aux autres de ceux qui ne suivent pas vraiment, c’est le verre qui se brise le temps d’un mouvement de trop ; bien plus que ces gladiateurs de l’herbe qu’on paye des fortunes, c’est aussi mon voisin qui raconte sa vie, c’est le selfie improvisé, c’est le bébé qui va de bras en bras, c’est l’agitation des mains pleines de fièvre sur les tables alors que l’occasion d’un penalty se présente et qu’il revienne au score – la joie, encore, comme si notre réservoir ne pouvait se vider vraiment, la joie et le froid qui se retrouvent et qui tremblent de concert –
Et puis… Finalement….
Le silence, partout. Mais ce regard qu’on a tous en commun, ces bouches qu’on ne veut plus ouvrir, cette tristesse générale, ces yeux baissés ; le métro qu’on attend comme si on ne voulait pas vraiment rentrer chez soi ; ça créé encore une sympathie qui reste parmi nous, malgré les quelques oreillettes qui traînent déjà près des lobes.