L’exposition universelle

Peu importe. Peu importe le ciel, le temps qu’il fait, la force du vent. Peu importe que les nuages épais se réécrivent, comme une carte après la guerre et qu’il est l’heure de se partager le grand gâteau du Monde. Peu importe qu’il fasse gris. D’ailleurs qu’est-ce que ça veut dire. « Il fait gris aujourd’hui.  »  Le visage qui va avec la phrase. Les trais un peu tirés, la bouche fine, les yeux qui se plissent, qui disent une petite tristesse, le cou qui penche de son côté habituel. « Il fait pas beau. » Je dirais plutôt : il fait un temps comme un grand mur d’exposition. Pourquoi se plaindre. Le ciel et les pierres sont pour une fois d’accord. Le grand drap gris imprononçable. La toile des jours de pluie. Voyez tout ce qui s’y dessine. Les contrastes. Les nouvelles échelles. Les enseignes. Prenez celle-ci, juste devant : PHARMACIE PARADIS DELIBES. Prenez la fontaine sale qui boude. L’uniforme bleu des pavés sur le sol qui sert d’horizon au peuple des petites bêtes, avec l’insolence rose, presque violette, de quelques-uns. Le bitume qui luit encore, même quand le soleil et le vent ont ravalé la pluie instable. Les flaques, dans les trous et les crevasses et toutes les déchirures du temps qui passe. Les ombres rares et sales.

Les chaises rouges. Dessus : nous. Les gens. Les jeunes qui crient pour que tout le monde entende. On s’embrasse sans prendre la peine d’enlever ses oreillettes. On fume : du gris encore, qui s’évapore. La casquette noire. Le survêtement noir qui sert de vêtement universel. Les coupes. Le temps qu’on a passé avant de sortir devant la glace grise. Les lunettes qui cachent le cœur et qui disent la force de leur propriétaire. Le feu piéton qui passe au vert. On se recoiffe, pour les cheveux qui ne sont pas couverts, sans même s’arrêter de tenir, d’une voix forte et chaude, le haut de la conversation. On fait le temps : le soleil d’un rire franc et général ; le sourire qui grimace sous la mauvaise météo d’une méchanceté vite oubliée. La fille sourit et se détourne quand un garçon la serre dans ses bras noirs. Des portières claquent. Le vent entortille les ombres.

Le soleil se fait, le temps d’une tache bleue, puis redécolle tout là-haut. Un parfum passe, plus lourd qu’un nuage, et plus désagréable qu’une averse. Une canne claque sur le pavé. Les jeunes se lèvent, mais sans se décider à partir, les mains comprimées dans des poches trop petites, quand l’une d’entre elles n’est pas occupée à remettre la courroie de la sacoche qui glisse et qui risque de créer un déséquilibre dans l’allure générale. Les mains vives qui parlent jusqu’aux coudes. Le mot lancé comme un électrochoc dans l’air humide.

La fille se trompe d’entrée dans sa jolie jupe bien plus blanche que le soleil qui revient. Je parierais qu’elle veut des cigarettes. On se regarde. Nos lèvres se figent, le temps de se faire une idée de l’autre. Voilà. Ça n’a pas duré. On a peut-être cru se reconnaître. On a surtout voulu se reconnaître. L’intention amoureuse. Le droit qu’on se donne d’aimer, rassuré par l’éphémère. Maintenant mes cuisses me brûlent un peu. Quel jour sommes-nous pour que les lycéens restent assis. Les mamies vulgaires avec ce cheveu aussi lisse que la pleine lune. La bouche chewing-gum. La lunette de soleil reflète un bleu acide. Le nez comme un lézard heureux sur le mur du visage, aux premières loges, à l’affût du moindre chaud. Pendant ce temps, la lèvre est fermée, et les mains sont sûrement sur les cuisses. On se tourne, parfois, vers la copine aussi blonde, voire davantage. La lèvre dessine la mosaïque de l’âge au bord de la bouche. Un scooter démarre. Les jeunes ont disparu. « Mesdames. – Deux cafés, s’il vous plaît ».

Un type s’est assis juste à ma gauche. Les pages de son journal s’affolent. Je devine les doigts fermes sur les mots minuscules alors que le vent me porte le plomb des caractères. Du coup je n’entends plus le reste, à part la grande place qui circule, le petit camion pour la propreté qui stationne au bord du passage piéton, les voitures qui poussent une fois le feu passé au vert, le coloris différent de chaque moteur, le bus imperturbable qui s’arrache à la pente qui monte vers Perrier. La fille qui rit au téléphone, avec ce geste agréable et compliqué de la main droite qui tient l’appareil contre l’oreille gauche : et les assis qui l’observent. Devant : un trentenaire, lunette et barbe courte. Sa bière qui l’attend dans le vacarme microscopique et inversé des bulles d’or qui frétillent d’autant plus qu’il est précisément en train de gratter un jeu à cinq euros sans doute. Un sandwich apparaît à côté des dix centimes qu’il vient d’utiliser, aussi blonds que ses bulles. Un copain le rejoint. Surnoms. L’arrivé renverse son jus du même rouge que la table. Le liquide, qui n’a aucun sens des choses d’aujourd’hui, court jusqu’au téléphone. Ils n’ont pas cillé. Le fautif revient avec du papier couleur de pluie universelle, et puis c’est au tour du serveur, qui pose, par un geste presque magique, une boisson aussi rouge que la première. Les deux garçons reprennent vie. Les jambes se croisent, le dos se cale bien au fond des carreaux en plastique rouges aussi, les bouches recommencent leur conversation, quand elle n’est pas interrompue par un coup de téléphone.

Les fleurs se disputent dans les feuillages vert-neuf. Les marronniers sont de grands chandeliers qui perdent un peu leur cire. Quelques nuages désertent encore là-haut. Je m’engouffre dans la RUE du COMMANDANT ROLLAND.

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