Le visage du littoral

Ils sont là depuis des heures peut-être. Ils ont des histoires aussi longues que le temps qu’ils passent sur certaines voyelles. L’amour. L’argent et les petites embrouilles familiales. « Oh, attends. Tu veux que je te fasse rire ? … » Ils ont des petits-enfants. « Et c’était à Noël. Ils me le punissent à Noël. Ils l’ont puni ! Mais… Ah, voilà, tu me donnes raison. Et moi je ne savais pas. Je vais à Rabatau, tu vois, là où ils vendent des vélos. Je demande une trottinette. 1400 euros ils me demandent… Et moi… J’avais promis… Je l’ai payée, la trottinette. Tu vois… Et mon petit-fils me dit : “Papy je t’aime”… » L’histoire est bien plus tendre que drôle. Les autres ont leurs visages heureux plongés dans les traits de celui qui raconte. Jusqu’à que ce ça tourne. Leur visage à tous est marqué par des années de littoral et de vent. La peau est chaude, rouge. On sent le sang tout près qui pousse la chair, comme un magma qui ne dort pas et qui redessine chaque expression nouvelle. La lave de l’âme. Les yeux, eux, ont la couleur de la mer quand ça souffle ; la lumière se charge d’y faire vivre et mourir l’écume des reflets. Autour, les rides, aussi éphémères que les petites vagues qui naissent et qui meurent dans le sable millénaire. Bien sûr, ils parlent comme s’ils vivaient depuis toujours dans un pays de sourds. Mais je crois que j’ai fini par m’y faire. Je n’entends plus que la force des yeux et des mains, la brusquerie des coups de tête, la force du nez qui se fronce, les gestes, les mains sorties des poches qui volent au-dessus des têtes ou qui font des grands cercles explicatifs, les casquettes qu’on ne prend pas toujours la peine de retirer à l’intérieur, et cette agitation générale, la proximité des êtres, le patron qui participe trop à l’histoire pour ne pas se tromper un peu dans son ardoise, le stylo à la main, tendu comme un doigt supplémentaire qui parle lui aussi.

Je paye mon café. L’heure est aux odeurs de friture, aux voix plus rares, aux langages codés et plus professionnels ; la clientèle en terrasse, derrière ce cube de verre un peu sale où l’on se tient tous chaud, accapare toute l’équipe. Il manque du pain ; des couverts sont tombés ; les carafes sont vides. Je suis parti. Je me retrouve au cœur de la Pointe Rouge. Je longe avec tendresse ces villas que j’ai toujours vu fermées, avec leurs portails usés par la rouille et le sel, leurs grandes fenêtres sans volets qui regardent la mer sans même en profiter, avec cet air machinal et solitaire des choses délaissées par les hommes. Des cafés, des coiffeurs ; quelques banques ; des kebabs, des laboratoires d’analyses médicales ; des écoles pour passer le permis bateau ; des locations de kayaks. Mais le vent me pousse loin de la mer.

Soudain, tout change. Les rues sont désertes ; les villas s’ouvrent sur de grands jardins dont je ne vois que les portails noirs et les ramures heureuses des pins qui sont les seules, ou presque, à s’agiter encore. Je me crois en plein dimanche après-midi, à l’heure où l’on reprend des forces, enfermé chez soi, les lèvres jaunes et humides au-dessus d’un petit verre tandis que la pupille pleure sans le savoir devant un écran coloré qui s’agite un peu trop. C’est la TRAVERSE PRAT. Je suis aspiré, littéralement, par les collines. Je croise quelques randonneurs, des familles qui rentrent chez elles, un jeune avec une planche de surf, des groupes venus jusque-là exprès, sac au dos, chaussures souples à grosses semelles. Le vent nous accueille. « Attention les gars y a le Canal de Marseille ! » Il a raison, les panneaux disent la même chose, avec des symboles presque plus forts que ses exclamations. DANGER (en rouge) RISQUE DE NOYADE (toujours en rouge, mais en plus petit). « Attention celui-là, on essaie de bien amortir. Allez… Un coup à droite… Un coup à gauche ! Allez ! » Je cherchais le canal. Il est sous mes pieds, tout simplement, dans son long sarcophage de béton. « Allez… » Lui, c’est un coach sportif, avec derrière lui une petite ribambelle de mamies plus agiles et plus sportives que moi. Par respect, je redescends sur le bas-côté. La troupe passe. Les bâtons claquent sur la surface creuse du tombeau. « Tu as vu les œils-de-bœuf, Nabil ? Nabil ! Tu dis que c’est moche des œils-de-bœuf sur une maison moderne, Nabil, mais… Regarde ! » Elle prend le château en photo. Leurs enfants jouent avec un petit arc fluo. Mais les parents veulent des photos. « Venez, venez, on fait des photos, les enfants ! Mais pose ton arc, si tu veux faire une photo ! » Les enfants hésitent. C’est bien plus drôle de suivre la rugosité de la rampe minuscule avec son bidon, de se retrouver en bas comme par magie, de remonter, de recommencer, de participer de loin au jeu de la grande sœur et du grand frère en faisant des commentaires que tout le monde écoute d’une oreille naturellement attentive à l’ensemble des sons de la famille, de gratter le sol en soulevant des graviers poussiéreux, de dire pour tout le monde son envie de faire caca. « Alors là, ma cocotte, fallait y aller tout à l’heure aux toilettes… C’est hors de question ! Il est hors de question que tu fasses caca dehors. » La petite fille essaye de se justifier en rappelant que son frère a bien fait pipi au lit, lui. La maman ne veut rien savoir. Ils partent. Elle a raison, les œils-de-bœuf sont adorables.

Mais plus adorable encore, le Parc Pastré. Je me suis assis sur une pierre, bien moins lézardée que moi. Voilà. Je crois ne pas me tromper en disant que ce parc est l’un des plus beaux de France. Facile à dire. Venez voir, plutôt. Les euphorbes avec leurs points noirs comme des fleurs, leur tige grasse, et ce vert qui se décline du plus jeune au plus sombre, du plus clair au plus vieux ; les petites fleurs mauves avec ce pétale mou comme un vieux tissu de mercerie humide ; les pins qui brûlent sans jamais s’arrêter, avec ce bruit de feu imaginaire que fait le vent qui souffle sans relâche dans leur ramure ; les bêtes qui volent et que je rends curieuses, trop près de mon nez et de mes yeux pour une vraie et totale tranquillité, et celles qui se posent sur la surface chaude de mon pantalon ; le calcaire, là-haut, bleu dans l’ombre ; les bourdons qui perdent l’équilibre, accrochés dans les buissons, les ailes soudain furieuses et paniquées ; les bestioles que je vois pour la première fois ; le soleil sur ma tête, sur mes joues, le soleil partout, juste en dessous des yeux, là où il a davantage de prise, la brique de la peau, ma conscience d’être aussi fragile que de l’argile, à vouloir crier quelque chose ou pleurer tellement il fait bon vivre, comme un oiseau, alors que mon esprit persiste à vouloir connaître, par simple orgueil de les écrire, les noms secrets de toutes les plantes et de tous les tons que prend le vert, alors que pleurer silencieusement suffirait amplement.

Il fait tellement doux que tout le monde se regarde avec amour sur le sentier. On se salue, on se sourit ; on voit la même chose. On vit la même chose, de cette femme qui promène son chien blanc et lourd qui vient renifler mes doigts que je tends avec politesse, jusqu’au coureur, le cœur fixé sur le battement de ses pieds et le relief des cailloux, qui relève la casquette, le temps d’une fraction de seconde, pour me saluer de l’œil.

Il est déjà loin entre les arbres du sentier blanc.

Petit Croquis amoureux de Marseille
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